Derrière les mastodontes Jul, Ninho ou Damso, certains rappeurs français ont vu leurs ventes exploser au cours d’une année marquée par un certain manque de visibilité dû à la Covid et à son impact sur les circuits de vente. Le streaming et les méthodes marketing semblent avoir laissé une partie du rap français en dehors des séquelles de la pandémie. Feu de paille ou réel changement d’ère pour ces rappeurs habitués à peu vendre jusque là?
24291, 23236, 26499… Ce ne sont pas les numéros du Loto mais bel et bien les scores de vente en première semaine pour des rappeurs nommés Alpha Wann, Dinos ou Freeze Corleone. Des rappeurs habitués à des démarrages plutôt timides, ancrés dans un style de rap plus traditionnel qui ne laissait nullement présager des résultats aussi élevés (« Très peu probable que je tape un platine, faut qu’je fasse un classique » rappait Alpha Wann dans « Stupéfiant et Noir« ). Difficile pour l’instant d’établir avec recul une réflexion logique sur les évènements d’une année qui vient à peine de se terminer, mais on peut déjà constater une tendance en 2020 chez certains rappeurs français ayant enfin obtenu leur succès commercial. Cette quête de résultat peut paraitre paradoxal pour des rappeurs qui n’ont jamais vraiment cherché à sortir LE tube ou à concevoir leur musique autrement que dans la continuité d’un univers déjà installé mais on peut s’interroger sur les raisons d’une explosion quasi simultanée. Revenons au début de l’année 2020 sur le très bon score du premier véritable album de Laylow (Trinity, 10582 ventes) qui a propulsé son auteur vers le disque d’or. Véritable succès critique dès sa sortie, ces chiffres ont démontré à ceux qui en doutaient encore qu’un rappeur peut exploser en se basant sur une fan base active, suivant de près leur rappeur préféré depuis ses débuts. Difficile de ne pas voir dans les réussites conjuguées de Dinos, Alpha ou Freeze les mêmes bienfaits d’une fan base solide, ancrée sur un succès d’estime qui dure depuis maintenant plusieurs années. On peut voir dans la trajectoire de ces rappeurs la même passion des auditeurs, quasi mystique, pour un rap qui n’existerait plus à leurs yeux, plus particulièrement porté sur la qualité de la rime, ainsi que des personnalités fortes et sans concessions « commerciales ». A l’heure de la Covid et des salles de cinéma fermées, quelques doutes se poursuivent sur la survie des films dits « du milieu », à savoir ces films dont le budget les distingue des films fauchés et des blockbusters portés par des têtes d’affiche. Le rap français semble lui, au contraire, prendre la direction d’un rap « du milieu » de plus en plus fort et visible, rejetant de fait l’idée qu’il faut compromettre son univers pour toucher une plus large audience.
Au-delà des avis de chacun et de la qualité intrinsèque des albums, on peut pointer quelques éléments qui peuvent expliquer leur réussite d’un point de vue commercial. Tout d’abord, la qualité des rappeurs et le respect dont ils jouissent depuis plusieurs années maintenant. Ce n’est pas qu’un hasard quand Alpha Wann enchaine en peu de temps sa certification en or pour UMLA et l’explosion de ses ventes en première semaine pour une simple mixtape de label (chiffres de première semaine multipliés par 4 !). C’est le fruit d’un statut longuement acquis à coup de rimes virtuoses depuis l’épopée collective 1995, doublé d’une présence très active depuis deux ans sur les albums d’autres rappeurs (et notamment sur le Laylow cité plus haut avec l’excellent « Vamonos« ). Le rappeur parisien a su patiemment construire sa « marque » en travaillant de près sur le merchandising et plus largement sur son univers visuel (grâce à Raegular depuis son premier solo, Alph Lauren). Dinos, lui, a enchainé les projets. Un an seulement entre la sortie de Taciturne et de Stamina, période durant laquelle il a également sorti les « inachevés » de son album précèdent. Une manière pour le rappeur de La Courneuve d’être visible, de continuer à pousser son univers en exposant clairement les étapes de son évolution musical et de finalement rencontrer un autre type de public, sans jamais renier les freestyles filmés dans la rue qui ont fait sa notoriété. Pour Freeze Corleone, c’est une trajectoire qui s’est dessinée sur un buzz finement construit, entre production très identifiée, rimes incisives et goût pour la provocation. Profitant d’un culte qui ne finit plus de grandir depuis son disque précèdent (Projet Blue Beam, 2018), le rappeur a su prouver qu’il était encore possible de construire une attente démentielle autour d’un univers sombre et sans aucun compromis de façade, lui coûtant au passage quelques polémiques au moment de sa sortie, non sans bénéfices pour sa réussite commerciale. Ces rappeurs français ont également pu compter sur le streaming pour ne pas voir leurs ventes trop impactées au contraire des films qui souffrent de la fermeture des salles, menaçant de fait leur modèle économique. Certains de ces rappeurs ont logiquement boosté leurs ventes physiques en s’appuyant sur les précommandes, devenues une véritable habitude dorénavant pour récompenser les fans de la première heure : des appels téléphoniques aléatoirement passés aux acheteurs (Dinos), du merchandising associé à l’achat du disque (hoodies, t-shirts…), des inédits (édition Deluxe avec une cover différente), une Rolex à gagner pour l’album de Zola… Des contraintes naissent parfois les meilleures intuitions, et le rap français ne manque plus d’idées pour se passer des grandes surfaces en difficulté face à la crise sanitaire.
Si l’année 2020 a confirmé la forme olympique d’un rappeur comme Jul ou confirmé des têtes d’affiches comme Ninho, elle aura aussi vu l’éclosion commerciale de rappeurs qu’on pensait jusque-là confidentiels. Associant succès d’estime, présence active et trouvailles commerciales pour palier à la crise du format physique, ces rappeurs « de niche » sont finalement passés dans une autre catégorie, atteignant un succès commercial inespéré pour la plupart d’entre eux. Si ces résultats ouvrent peut-être la porte à une nouvelle ère pour le rap français, les auditeurs restent les décisionnaires qui font et défont les carrières. Profitons quand même d’une année 2020 qui aura su montrer que succès critique et commercial ne sont pas toujours ennemis.
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